Etty Hillesum

Publié le par ziliz

9 mars 1941 : On me croit supérieurement bien informée de tous les problèmes de la vie ; pourtant là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne n’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.

10 mars 1941 : Encore une chose que je vais devoir apprendre en luttant de toutes mes forces : bannir de mon cerveau tous les fantasmes et toutes les rêveries et faire un grand ménage intérieur pour laisser la place aux choses de l’étude, humbles ou élevées…

16 mars 1941 : Je touche ici un point essentiel. Quand je trouvais belle une fleur, j’aurais voulu la presser contre mon cœur ou la manger… Soudain, tout a changé ; par quelles voies intérieures, je l’ignore, mais le changement est là… Et cette rage de possession – je ne trouve pas de meilleure formulation – vient brusquement de me quitter. Mille liens qui m’oppressaient sont rompus, je respire librement, je me sens forte et je porte sur toutes choses un regard radieux. Et puisque, désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense.

25 mars 1941 : Vivre totalement au dehors comme au dedans, ne rien sacrifier de la réalité de la vie extérieure à la vie intérieure, pas plus que l’inverse, voilà une tâche exaltante.

8 juin 1941 : Je crois que je vais le faire : tous les matins, avant de me mettre au travail, me « tourner vers l’intérieur », rester une demi-heure à l’écoute de moi-même. « Rentrer en moi-même.»Je pourrais aussi dire : « méditer ». Mais ce mot m’horripile encore un peu. Oui, pourquoi pas : une demi-heure de paix en soi-même.

4 août 1941 : La source intérieure où je m’abreuve s’envase perpétuellement – et puis je pense trop. Mes idées flottent autour de moi comme un vêtement trop ample, où j’ai la place pour grandir… Je dois continuer à être à l’écoute de moi-même, à « écouter au-dedans de moi »… et bien manger et bien dormir pour préserver mon équilibre.

13 août 1941 : Il faut «s'expliquer» avec cette époque terribleet tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie ou de mort qu'elle vous pose. Et peut-être trouvera-t-on une réponse à quelques-unes de ces questions, non seulement pour soi-même, mais pour d'autres aussi.

20 août 1941 : Je me sens parfois comme un pieu fiché au bord d'une mer en furie, battu de tous côtés par les vagues. Mais je reste debout, j'affronte l'érosion des années. Je veux continuer à vivre pleinement. Je veux écrire la chronique de tant de choses de ce temps.

26 août 1941 : Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais le plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits et Dieu est enseveli. Alors il faut le mettre à jour.

4 septembre 1941 : Penser c'est une grande et belle occupation dans les études, mais ce n'est pas ce qui vous tire de situations psychologiques difficiles. Il y faut autre chose. Il faut savoir se rendre passif, se mettre à l'écoute, retrouver le contact avec un petit morceau d'éternité.

5 septembre 1941 : Savoir, c’est pouvoir, certes, et c’est sans doute pourquoi j’accumule du savoir, par une sorte de volonté de puissance… Mais, Seigneur, donne-moi la sagesse plutôt que le savoir. Seul le savoir qui mène à la sagesse vous apporte le bonheur, et non celui qui mène au pouvoir. Un peu de paix, beaucoup de douceur et un peu de sagesse, quand je sens cela en moi, tout va bien. 

20 octobre 1941 : Je voudrais parfois me réfugier avec tout ce qui vit en moi dans quelques mots, trouver pour tout un gîte dans quelques mots. Mais je n’ai pas encore trouvé les mots qui voudront bien m’héberger. C’est bien cela. Je suis à la recherche d’un abri pour moi-même

21 octobre 1941 : Processus lent et douloureux que cette naissance à une véritable indépendance intérieure. Certitude de plus en plus ferme de ne devoir attendre des autres ni aide, ni soutien ni refuge, jamais. Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que toi-même. Tu devras toujours être la plus forte. Je ne crois pas qu’il soit dans ta nature de trouver auprès d’un autre les réponses à tes questions. Tu seras toujours renvoyée à toi même. Il n’y a rien d’autre.

24 octobre 1941 : « Je suis si attachée à cette vie. » Mais de quelle « vie » parles-tu ? La vie facile que tu mènes en ce moment ? Es-tu vraiment attachée à la vie dans sa nudité, sous quelque forme qu’elle s’offre à toi ?

11 novembre 1941 : Accepter dans les liaisons un commencement et une fin, y voir un fait positif et non une raison de tristesse. Ne pas vouloir s’approprier l’autre, ce qui ne revient d’ailleurs pas à renoncer à lui. Lui laisser une liberté totale, ce qui n’implique nulle résignation.

21 novembre 1941 : Cette peur de ne pas tout avoir dans la vie, c’est justement elle qui nous fait tout manquer. Elle vous empêche d’atteindre l’essentiel … On peut avoir faim de vie. Mais l’avidité de vie vous fait passer juste à côté du but.

22 novembre 1941 : Une percée soudaine vers ce qui doit devenir ma vérité personnelle. Un amour pour les êtres humains pour lequel il me faudra me battre. Mais une fausse honte me retient encore d’assumer cet amour. Et Dieu. La fille qui ne savait pas s’agenouiller a fini par l’apprendre, sur le rude tapis de sisal d’une salle de bains un peu fouillis. Mais ces choses-là sont encore plus intimes que la sexualité. 

14 décembre 1941 : Mon Dieu, je te remercie de m’avoir faite comme je suis. Je te remercie de me donner parfois cette sensation de dilatation, qui n’est rien d’autre que le sentiment d’être pleine de toi.

11 janvier 1941 : Il m’a fallu parcourir un chemin difficile pour retrouver ce geste d’intimité avec Dieu et pour dire, le soir à la fenêtre : « Sois remercié, ô Seigneur. » Le calme et la paix règne désormais dans mon royaume intérieur. Oui, un chemin difficile, vraiment. Tout paraît à présent si simple et si naturel. Cette phrase m’a poursuivie pendant des semaines : « Il faut avoir le courage d’exprimer sa foi. »

1 avril 1942 : D’avoir mené une vie physique aussi intense durant tant d’années, j’y ai  gagné une grande paix et je n’ai plus besoin de satisfaire « coûte que coûte » mon corps – et d’en être arrivée là m’emplit de gratitude.

5 juin 1942 : Il faut si peu de mots pour dire les quelques grandes choses qui comptent dans la vie. Si j'écris un jour, je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau, sur un grand fond de silence... les mots ne devraient servir qu'à donner au silence sa forme et ses limites.

23 juin 1942 : C'est en souffrant que j'apprends ce que je sais... c'est le passage obligé pour accéder soi-même au cosmos. Toutefois le prix du billet d'entrée est particulièrement élevé, on doit le réunir longtemps à l'avance, à force de sang et de larmes.

3 juillet 1942 : Nous avons tout cela en nous : Dieu, le ciel, l'enfer, la terre, la vie, la mort et les siècles, tant de siècles."

4 juillet 1942 : La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l'on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité ; alors la vie d'une manière ou d'une autre, forme un ensemble parfait.

7 juillet 1942 : Si je pouvais noter à propos de la vie, des êtres et de Dieu, ce que je pense, ce que je sens et ce qui m'apparaît parfois en un éclair avec une netteté aveuglante, je crois que cela pourrait être très beau, j'en suis même convaincue.

9 juillet 1942 : Il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l'Éternité. Il faut devenir aussi simple et muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d'être.

11 juillet 1942 : Mon acceptation n'est ni résignation ni abdication de la volonté. Il y a toujours place pour la plus élémentaire indignation morale devant un régime qui traite ainsi des êtres humains. Mais les événements ont pris à mes yeux des proportions trop énormes, trop démoniaques, pour qu'on puisse y réagir par une rancune personnelle ou une hostilité exacerbée. Cette réaction me paraît puérile, totalement inadaptée au caractère fatal de l'événement

14 juillet 1942 : J'ai parfois l'impression de me tenir sur les créneaux du palais de l'Histoire et d'embrasser du regard de vastes étendues. Je suis capable de porter sans succomber ce fragment d'histoire que nous sommes en train de vivre. Je sais tout ce qui se passe et je garde la tête froide.

20 juillet 1942 : Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C’est aussi le seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous.

24 juillet 1942 : Une chose est sûre : on doit tout accepter, être prêt à tout et savoir qu'on ne saurait nous prendre nos retranchements les plus secrets ; cette pensée vous donne un grand calme intérieur et l'on se sent à même d'accomplir les démarches pratiques réclamées par les circonstances.

16 septembre 1942 : Je suis pleine de bonheur et de gratitude, je trouve la vie si belle et si riche de sens. Mais oui, belle et riche de sens, au moment même où je me tiens au chevet de mon ami mort, mort beaucoup trop jeune - et où je me prépare à être déportée d'un jour à l'autre vers des régions inconnues.

16 septembre 1942 : J’avais encore mille choses à te demander et à apprendre de ta bouche ; désormais, je devrais m’en tirer toute seule. Je me sens très forte, tu sais, je suis persuadée de réussir ma vie. C’est toi qui as libéré en moi ces forces dont je dispose. Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi, mais maintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais  directement à Dieu : c’est bien ainsi, je le sens.

17 septembre 1942 : Je voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage, pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés, les plus intenses et les plus riches de ma vie, et qui m’ont apporté la confirmation éclatante des  valeurs les plus graves, les plus élevées de ma vie. J’ai appris à aimer Westerbork, et j’en ai la nostalgie. Lorsque je m’endormais là-bas sur mon étroit châlit, j’avais la nostalgie de ce bureau où je t’écris actuellement. Je te suis reconnaissante mon Dieu de me rendre la vie si belle, partout où je me trouve, que chaque endroit que je quitte m’emplit de nostalgie.

26 septembre 1942 : Je te remercie, mon Dieu, de m'avoir fait rencontrer aussi complètement l'une de tes créatures (Spier), et dans ma chair et dans mon âme.

28 septembre 1942 : C'est vrai, j'ai une vie intense, d'une intensité démoniaque et extatique me semble-t-il parfois, mais je renouvelle mes forces chaque jour à la source originelle, à la vie même.

30 septembre 1942 : Les pires souffrances de l'homme sont celles qu'il redoute... Le grand obstacle, c'est toujours la représentation et non la réalité. La réalité, on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s'y attachent. On la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c'est en la portant que l'on accroît son endurance. Mais la représentation de la souffrance qui n'est pas la souffrance - car celle-ci est féconde et peut vous rendre la vie précieuse - il faut la briser.

4 octobre 1942 : J'ose regarder chaque souffrance au fond des yeux, la souffrance ne me fait pas peur. Et à la fin de la journée, j'éprouve toujours le même sentiment, l'amour de mes semblables. Je ne ressens aucune amertume.

12 octobre 1942 : Depuis hier soir, du fond de mon lit, j'assimile un peu de la souffrance infinie qui, disséminée dans le monde entier, attend des âmes pour l'assumer.

13 octobre 1942 : On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.

Il faut savoir accepter ses moments de pause !!!

décembre 1942 : La grande détresse, la détresse criante de Westerbork ne commence vraiment que dans ces immenses baraques élevées à la hâte, dans ces hangars de planches disjointes bourrées de cargaison humaine et où, sous le ciel bas du linge que font sécher des centaines de personnes, les châlits de fer s’entassent sur trois niveaux… Ces châlits, on y vit, on y meurt, on y mange, on y est cloué par la maladie, on passe des nuits sans sommeil à écouter les enfants qui pleurent, à ressasser la même question : pourquoi ne reçoit-on à peu près aucune nouvelle des milliers et des milliers de gens qui sont partis d’ici.

décembre 1942 : La révolte qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement n'a rien d'authentique et ne portera jamais de fruits. Et l'absence de haine n'implique pas nécessairement l'absence d'une élémentaire indignation morale….  Et je pense  avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de Corinthe au treizième  chapitre de sa première lettre.

10 juillet 1943 : Les gens ne veulent pas l’admettre : un moment vient où l’on ne peut plus agir, il faut se contenter d’être et d’accepter. Et cette acceptation, je la cultive depuis bien longtemps, mais on ne peut le faire que pour soi, jamais pour les autres. C’est pourquoi ma situation est si désespérante en ce moment. Maman et Misha s’entêtent à vouloir agir, remuer ciel et erre, et je suis impuissante à les assister.

10 juillet 1943 : Je ne puis rien faire... je ne puis qu'assumer et souffrir. C'est toute ma force, mais c'est une grande force.

11 août 1943 : Quand on n'a pas en soi une force énorme, une force faisant voir le monde extérieur comme une série d'incidents pittoresques incapables de rivaliser avec la grande splendeur - je ne trouve pas d'autre mot - qui est notre inépuisable trésor intérieur - alors on a tout lieu de sombrer, ici, dans le désespoir.

2 septembre 1943 : L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria. Aujourd’hui, nous avons pris un peu d’âge. On ne s’en rend pas soi-même encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne.                      

16 septembre 1943 : Il y a donc là-bas une dépouille mortelle sur ce lit si connu… Attend-on de moi que je me compose un visage triste ou de circonstance ? Mais je ne suis pas triste ! Je voudrais joindre les mains et dire : « Mes enfants, je suis pleine de bonheur et de gratitude, je trouve la vie si belle et si riche de sens. Mais oui, belle et riche de sens, au moment même où je me tiens au chevet de mon ami mort - mort beaucoup trop jeune - et où je me prépare à être déportée d’un jour à l’autre vers des régions inconnues. Mon Dieu, je te suis si reconnaissante de tout. 

17 septembre 1943 : Hineinhorchen, «écouter au-dedans», je voudrais bien disposer d'un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n'est qu'une perpétuelle écoute «au-dedans» de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j'écoute «au-dedans», en réalité c'est plutôt Dieu en moi qui est à l'écoute. Ce qu'il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l'essence et la profondeur de l'autre. Dieu écoute Dieu.

23 septembre 1943 : C’est comme une petite vague qui remonte toujours en moi et me réchauffe, même après les moments les plus difficiles : « Comme la vie est belle pourtant ! ». C’est un sentiment inexplicable. Il ne trouve aucun appui dans la réalité que nous vivons en ce moment. Mais n’existe-t-il pas d’autre réalité que celle qui s’offre à nous dans le journal et dans les conversations irréfléchies et exaltées des gens affolés ? Il y a aussi la réalité de ce petit cyclamen rose indien et celle aussi du vaste horizon que l’on finit toujours par découvrir au-delà des tumultes et du chaos de l’époque.

 


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